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Les os sur la peau

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14 juillet 2016

La politique du mieux

          En vérité, comme le disait ce satané hippie de John Lennon, on veut tou-te-s changer le monde. Et il a beau avoir chanté beaucoup de bullshit par ailleurs, il y a ce truc sur lequel je suis obligé de le rejoindre. Je sais que quand il a écrit Revolution il pensait surtout à aimons-nous les uns les autres et stop la violence, pas vraiment ma tasse de thé donc, mais le constat que je partage, c'est celui qu'il n'y aura pas de Grand Soir. Il n'y aura pas de révolution parfaite.


          Ces derniers temps, je revois beaucoup fleurir l'idée que la situation empire tellement qu'elle va bientôt finir par être tout à fait insupportable et se résoudre par une explosion naturelle de colère populaire. "J'espère que le 49.3 sera utilisé comme ça il y aura la révolution", " j'espère que MLP sera élue comme ça il y aura la révolution", "j'espère que la Grande-Bretagne va bien se casser la gueule comme ça les gens comprendront"... Cela vient de personnes pourtant politisées, qui devraient connaître un peu l'histoire et la psychologie des masses. Le Grand Soir n'arrive jamais. Il y a des révolutions, certes, mais elles sont longues, douloureuses et imparfaites. La vérité c'est qu'autant que l'avant-garde éclairée souhaite l'explosion, la majorité des gens souhaite le confort et l'inertie. Pas parce que les gens sont cons. Pas parce que les gens ne voient pas que la société est pourrie. Mais je pense qu'au fond notre instinct de survie nous dicte que "ça pourrait être pire", qu'il vaut toujours mieux s'accrocher au moins pire qui est sûr plutôt que de prendre le risque de croire à un mieux incertain.
Et à mon avis nous avons raison de penser cela. Je reprends l'exemple de MLP puisqu'il me semble assez parlant. On peut espérer que si elle est élue, la colère des opprimé-e-s ne saura plus être contenue. Mais on ne peut pas le parier. Car il est très probable que la plupart des gens choisissent de préserver leur confort, leurs privilèges de blanc-he-s ou d'hétéros qui se font moins marcher dessus que les autres. Et le risque est énorme, si cette élection à effectivement lieu mais pas la révolution espérée. En tant que Français blanc, je ne vais pas faire courir ce risque à mes camarades racisé-e-s.
          Alors oui, je préfère jouer la politique du mieux. Même si c'est juste un peu mieux. Même si la révolution sociétale doit durer 100 ans ou plus. Je préfère avoir ce gouvernement au pouvoir que celui de Marine Le Pen. Et ne me dites pas que ce ne sont pas les deux seules alternatives. On peut agir comme si on voulait tout détruire, renverser le gouvernement, cette rage me semble nécessaire et pertinente, mais pour moi il est aussi essentiel de rester conscient-e que ça n'arrivera pas. Nous ne renverserons pas le gouvernement. Nous aurons toujours seulement le choix entre le pire et le moins pire.


          Nous ne sommes pas la première génération à espérer qu'un truc vraiment abusé agisse comme déclencheur d'un soulèvement énorme. Mais nous sommes forcé-e-s de constater chaque jour, à chaque abus supplémentaire, qu'il reste encore une marge de progression vers le pire avant d'atteindre l'inacceptable. Parce que tout comme on ne fait pas la révolution anarqueerféministe en un jour, la situation de notre société ne passe pas de "c'est OK" à "inacceptable" en un jour. Il n'y a pas de moment charnière, de basculement net dans la dictature. 
          De plus, outre le fait que cette rhétorique me semble stratégiquement intenable, je voudrais que l'on se pose la question de pourquoi on milite. Pourquoi on veut la révolution. La réponse est évidente mais rarement explicitée : on veut que les gens soient heureux. On veut aller bien. Alors à chaque action militante il me semble essentiel de se demander : est-ce que je fais du bien ? Est-ce que quelque chose va mieux, ne serait-ce qu'un peu mieux grâce à mon action ? Pour moi, souhaiter qu'un truc ultra merdique ait lieu en espérant qu'il agisse comme déclencheur de quelque chose de positif, ce n'est pas faire du bien. C'est vouloir une révolution masturbatoire, qui serait là juste pour sa propre beauté. Or la révolution je pense ne doit être qu'un mal nécessaire, pas un but à atteindre. Vouloir que les choses dégénèrent c'est aussi ne pas voir qu'elles sont déjà en dégénérescence pour un nombre non négligeable de personnes. Beaucoup de personnes trop occupées à survivre pour penser à la révolution. Et non, il n'y a pas d'avant-garde éclairée qui viendra libérer tout le monde de ses chaînes, en se réservant constamment le choix des priorités et des moyens d'action.

Aujourd'hui plus que jamais : que personne ne me libère. Je m'en charge, et je m'en charge bien.

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24 avril 2016

Intégrer la honte

 J'étais dans mon lit, à penser à tout. Comme tous les soirs. Et puis je me suis dit « eh mais cette pensée est biphobe ! » Je m'en suis rendu compte parce que je pensais à quelqu'un, alors penser ça, c'était comme insulter cette personne. Et puis une connection s'est faite dans ma tête. « Mais moi aussi je suis bi ». Il y a tellement de choses que je m'autorise à penser sur moi-même, mais pour lesquelles je me tape sur les doigts mentalement s'il s'agit de quelqu'un d'autre. La biphobie, la transphobie... Je les relève à peine quand ces pensées que j'ai visent ma propre personne, tout simplement parce qu'elles sont constantes. Elles définissent l'image que j'ai de moi. Et la vérité, soudain très claire alors qu'elle aurait dû être évidente depuis longtemps, c'est que j'ai honte de ce que je suis. J'ai honte parce que je suis queer. Je déteste être queer. Et je me déteste.

 

La raison pour laquelle ce n'est pas si évident, c'est que cette honte et cette haine ne se présentent pas sous une forme simple et caricaturale. Jamais je ne pense « beurk je suis dégueu quand même ouhlala je suis fou qu'est-ce qui va pas dans ma tête franchement j'aimerais tant être hétéro ». Ok il y a peut-être des gens pour qui ça se formule comme ça, ce n'est pas mon cas. Je fréquente des milieux queer militants, où on peut être déviant-e et fier-e et aimé-e. Donc je donne l'apparence de la fierté, mais au fond, dès que j'ai un instant pour penser à moi, je me trouve pitoyable, ridicule, illégitime. Les autres sont peut-être des vrai-e-s trans, des vrai-e-s queers. Moi je suis une caricature, je fais semblant, je me mets en scène. Ce sont tous les clichés accolés par la société aux personnes bies et de genres non-conformes. Et je les prends pour moi, sans même me rendre compte que je ne fais qu'intégrer parfaitement l'idéologie hétérosexiste dominante.

 

Lapin non-binaire par Merlin Grant

 

J'ai de la chance. Mes parents me nourrissent, m'aiment, j'ai des ami-e-s, je ne me fais pas agresser dans la rue ou dans les bars. Alors qu'est-ce qui me donne le droit de me dire queer ? De me dire trans ? En fait j'en ai pris conscience seulement ce soir, dans mon lit : c'est la honte. La honte, la haine de moi, voilà ce qui me rend légitime. La souffrance du placard, la peur d'être moqué, incompris. L'invisibilité. La honte quand je galoche un mec dans un bar gay, et que je pense aux gens autour, qui voient une meuf hétéra, et que je finis par me dire que ça doit bien être ce que je suis, au fond.

Je peux bien parler de moi au masculin, m'appeler Jules, il n'empêche que j'ai des seins que je ne compresse même pas, une petite voix et un corps fluet. Il n'empêche que tout le monde me voit au féminin, et au fond moi aussi je me vois comme ça. C'est ça ma douleur d'être trans. Finalement, je suis bel et bien persuadé d'être fou. Ou plutôt, d'être folle. Une meuf folle qui s'invente des problèmes. Et ça tourne en boucle dans ma tête. Jamais, jamais je ne serai vraiment autre chose qu'une meuf. Je suis « dans une phase ». Je me cherche. Et puis je vais me trouver et bien sûr c'est la féminitude qui l'emportera, parce que ça ne peut pas être autre chose. Vous savez quoi ? Pendant des années je me suis dit, sur une dizaine de cousines et cousins, statistiquement, il doit forcément y en avoir au moins un-e qui ne soit pas hétéro. Et j'attendais de voir qui ce serait. Je spéculais en regardant mes cousines et cousins grandir. Raté. En fait c'était moi. Je serais fier si un-e de mes cousin-e-s était queer. Je ne me dirais certainement pas qu'iel fait semblant, que c'est une phase. Oui, ce serait bien mieux. D'ailleurs, peut-être que c'est le cas, simplement je ne le sais pas comme ma famille ne sait pas que je suis queer. Elle ne le sait pas parce qu'en vérité, je ne suis pas fier. La fierté, c'est un outil politique, un truc qu'on jette à la face du monde pour avoir l'air imposant et qu'on nous fiche la paix. La réalité, c'est que j'ai peur. J'ai peur que ma famille ne comprenne pas, n'accepte pas. Et surtout, surtout, j'ai peur qu'elle ait raison.

 

J'ai honte de me dire, quand une meuf me plaît, qu'au fond peut-être je ne fais que me prétendre qu'elle me plaît, parce que je cherche une excuse pour sortir avec une meuf et (me) prouver que je suis bi.

Et j'ai honte d'avoir honte. De ne pas être fier et sans complexe. De ne pas savoir avec certitude qui je suis. De croire un peu la société.

 

En fait vous n'avez même plus besoin de nous insulter directement, de nous dire en face que nous ne sommes rien. Parce que tous vos discours le disent en sous-texte, tout nous le fait comprendre et nous l'avons parfaitement intégré. Quant à vos insultes, elles sont tellement grosses qu'on pense qu'elles ne nous touchent pas. Mais elles s'insinuent, comme tout le reste, à travers la carapace de sarcasme et de fierté qu'on se construit.

Et quand je dis vous, je ne suis même pas sûr de savoir de qui je parle. Etre trans et bi : n'être chez soi nulle part. La honte d'être trop queer et pas assez. Pas assez visible pour mériter le titre. La honte de ne pas souffrir plus, finalement.

7 mars 2016

Si, tu es un-e adulte

Je vois souvent, parmi les jeunes adultes, des gens dire qu'ils ne sont pas vraiment adultes, qu'ils ne se sentent pas adultes, que les adultes c'est trop nul.

C'est un discours qui m'agace maintenant depuis un moment. En ce qui me concerne, j'aime dire et penser que je suis un-e adulte, mais ce n'est pas vraiment le propos finalement. Si ce discours m'agace, c'est parce qu'il a une portée politique que beaucoup de monde semble ignorer.

Tu as plus de 18 ans ? Félicitations, tu es un-e adulte ! C'est un fait et tu n'y peux rien. Et de par ce fait, tu es un-e privilégié-e. Parce que oui, reconnaître que nous sommes des adultes, c'est commencer à reconnaître l'oppression que nous exerçons sur les mineur-e-s. Etre un-e adulte, c'est pas dans la tête, c'est dans la quantité de liberté dont on dispose. Dire qu'on n'est pas vraiment adulte, c'est se mettre des oeillères, un peu comme quand on prétend ne pas voir la couleur de peau ou le genre des gens.

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En plus, il me semble utile et nécessaire de déconstruire notre vision de ce que signifie être un-e adulte. Etre un-e adulte, ce n'est pas forcément payer des impôts, avoir des enfants et dire bonjour aux agents de police. Je suis un-e adulte et je regarde des séries, je dors jusqu'à midi, je fais des coloriages, je me pinte la gueule en écoutant Beyoncé. D'ailleurs c'est en grande partie parce que je suis un-e adulte que je peux faire tout ça : personne n'a le droit de contrôler mes allées et venues, de me dire à quelle heure je dois me coucher, me lever, manger... Revendiquer que l'on est un-e adulte en faisant tout ça, c'est pour moi une façon de combattre et déconstruire les modèles toxiques qui nous sont inculqués. C'est aussi une façon de s'opposer à l'âgisme de nos aîné-e-s envers nous qui bien souvent voient dans nos comportements et nos opinions une passade de la jeunesse. Nous ne serions pas encore des adultes donc, juste des « adulescent-e-s ».

Honnêtement, je suis super ravi-e d'être un-e adulte, et je ne souhaiterais surtout pas retourner en arrière. Je ne vais pas réexpliquer ici ce qu'est l'âgisme, et comment on en souffre en tant que personne mineure, on trouve facilement des informations à ce sujet un peu partout sur internet, et ce n'est pas le problème que je voulais soulever ici. Je veux simplement rappeler que cette façon de dire que quand même, nous, on n'est pas vraiment adulte, parce que les adultes c'est nul, n'est pas si anodine que ça.

 

Planche issue de la BD Eloge de la névrose en 10 syndromes de Leslie Plée, que je vous recommande chaudement, et dont le chapitre "Le syndrome de l'adultisme" m'a pas mal inspiré-e :)
8 octobre 2015

Au sujet de la langue arabe

En tant que personne blanche qui étudie l'arabe, j'entends régulièrement les mêmes réflexions revenir de la part d'autres personnes blanches quand je leur dis ce que je fais. Elles peuvent sembler anodines au premier abord mais sont je pense très révélatrices du filtre orientaliste/exotisant/islamophobe (enfin bref, raciste) à travers lequel on est habitué-e-s à voir l'arabe (et partant, les Arabes).

 

- Première réaction, l'étonnement : « des études d'arabe ? tiens-donc mais c'est pas commun ! et pourquoi tu as choisi de faire ces études-là alors ? »

Première réaction bis : on me demande parfois si j'ai « des origines » ou si je suis musulman-e. Il faut comprendre ici que pour les gens qui font cette remarque, il est impensable que l'on s'intéresse à la langue arabe juste comme ça, sans raison particulière. Des gens passionnés par le Japon ou la Finlande why not? Mais les cultures arabes, non.

La langue arabe est étroitement associée dans l'esprit des gens d'une part à la religion (à l'islam), et d'autre part à l'immigration (les fameuses « origines »). Ce n'est pas négatif en soi, l'arabe étant effectivement la langue du Coran et donc la langue sacrée de l'islam, ainsi que la langue de beaucoup de personnes immigrées en France ou de leurs parents ou grands-parents. Seulement, on ne peut pas ignorer que l'on vit dans un climat où l'islam et l'immigration sont largement perçu-e-s comme des concepts négatifs. De plus, cela pose aussi problème de réduire la langue arabe à cela, ignorant qu'elle est une langue de littérature, de journalisme, de cinéma, et une langue parlée par de nombreuses personnes de religions différentes dans de nombreux pays.
Personne ne me demande si j'apprends l'arabe pour étudier Abu Nuwas ou Mahmoud Darwich ou Naguib Mahfouz... D'ailleurs sont-ce des noms qui vous sont familiers ?
J'ajouterai à cela que le fait que je sois blanc-he a forcément une importance dans la façon qu'ont les gens de réagir, et que si j'étais perçu-e comme arabe ou musulman-e on ne s'étonnerait certainement pas autant que j'étudie l'arabe. Outre les associations d'idées que j'ai citées précédemment, cela signifie qu'en tant que blanc-he j'aurais plus de mérite à apprendre cette langue, je recevrais des louanges alors que pour une personne perçue comme arabe ou musulmane ce serait juste normal. Même si nous fournissons la même quantité de travail.

 

- Deuxième réaction : « wow balèze, c'est une langue qui a l'air super compliquée ! » La grammaire de l'arabe classique est effectivement très complexe et demande des années d'études pour être plus ou moins maîtrisée ! Je suis toujours un peu étonné-e quand on me dit ça, car je pense « la plupart des gens ne savent rien de la langue arabe, mais cette personne sait que c'est une langue compliquée, tiens-donc ! »

Pourtant la phrase qui suit est toujours la même, mais je m'obstine à l'oublier : c'est l'écriture qui est compliquée. Sauf que voilà : l'arabe s'écrit avec un alphabet. Pas un système idéographique ou syllabaire, qui serait complètement différent de la logique de l'écriture latine. Il s'agit donc simplement d'une suite de signes à apprendre par cœur une bonne fois pour toute, et on passe à autre chose.

Pourquoi cette remarque me dérange : tout d'abord, je trouve que s'exclamer sur la difficulté que représente une écriture différente de la sienne est très typique de personnes habituées à baigner dans un monde latinisé, et donc à ne pas se questionner sur le fait que leur système d'écriture est la norme. En général on ne s'émerveille pas spécialement que les Arabes ou les Japonais-e-s maîtrisent l'alphabet latin. Cela est simplement attendu de tout le monde, pourtant ça ne demande pas moins d'effort dans un sens que dans l'autre. L'informatique notamment tend à tout latiniser. L'arabe dialectal s'écrit largement en alphabet latin sur internet et dans les textos (surtout dans les pays du Maghreb), avec des codes de transcription plus ou moins approximatifs qui diffèrent en fonction des personnes et des pays. Il a fallu mettre en place un système de transcription des sons inexistants dans l'alphabet latin par des chiffres. Les locuteur-ice-s de l'arabe passent donc leur temps à s'adapter à un monde normé pour l'alphabet latin, dans l'indifférence générale. En conséquent, j'aimerais qu'on arrête de s'émerveiller sur le fait qu'un jour j'ai appris une vingtaine de signes qui me permettent de transcrire de façon adéquate les sons de la langue que j'étudie.

Deuxièmement, l'écriture est une connaissance qui dans un contexte de scolarisation s'acquiert généralement vers l'âge de 6-7 ans. Au fond je trouve donc assez insultant pour la langue arabe de supposer que ce serait là son aspect le plus complexe (car je le répète il s'agit d'un alphabet, ce n'est donc pas la même chose que les systèmes d'écriture du mandarin ou du japonais par exemple, dont a priori personne ne maîtrise jamais tous les signes).

Réduire une langue à son système d'écriture est à mon avis vraiment de l'exotisation. On ignore la richesse de sa littérature, de son vocabulaire, de sa poésie. On la réduit à une suite de signes qui n'a pas de sens. D'ailleurs, je peux citer une réflexion deux bis à faire entrer dans la même catégorie : « c'est une très belle écriture ». Plus j'avance dans mes études et plus cette remarque me semble absurde. Je ne suis pas calligraphe, les ami-e-s ! Est-ce qu'il vous viendrait à l'idée de dire à quelqu'un qui fait des études de littérature anglophone que l'alphabet latin est super joli ? Que vous trouvez les manuscrits lettrinés de la Bible super beaux ?

De plus, quand on me dit que l'écriture arabe est belle, j'entends presque automatiquement le sous-entendu que la langue arabe, elle, n'est pas belle. Car c'est la réputation qu'elle a, et de fait très rares sont les personnes à dire qu'elles aiment les sonorités de l'arabe. Il y a de par le monde une hiérarchisation de la beauté des langues qui n'est pas anodine je pense. Ce n'est quand même pas un hasard si les langues considérées comme harmonieuses ou belles ou même neutres sont globalement celles des colonisateurs (français, anglais...) et celles considérées comme moches, disgracieuses, celles des colonisé-e-s (arabe, xhosa...) Même l'allemand qui est souvent jugé brutal a une certaine « classe ».

Une langue est avant tout un outil de communication. Elle est ensuite effectivement la base de la littérature et de la poésie. Je sépare les deux termes car en arabe le concept de poésie est bien antérieur à celui de littérature, qui a été importé d'Europe. L'arabe est donc une langue de poésie. En poésie, le sens et la sonorité s'imbriquent pour créer de la beauté et encore du sens (et encore de la beauté). La sonorité est donc importante, et c'est d'autant plus le cas en arabe car les textes du Coran sont considérés comme porteurs de divin en soi, c'est-à-dire que le simple fait de les écouter même sans en comprendre le sens est déjà une expérience religieuse. Quand on sait cela, il n'est vraiment pas anodin de dire que l'arabe est moche ou grossier. Bien sûr vous pouvez toujours dire que vous vous en foutez de la religion/de l'islam, mais j'aurai vite fait de vous rétorquer que je me fous de ce que vous pensez de la beauté de telle ou telle langue, et que ça ne vous empêche pas de me dispenser votre avis. Soit les sons ont une importance et vous pouvez comprendre qu'il est insultant de dire  ou de sous-entendre d'une langue qu'elle est moche, soit ils n'en ont pas et alors l'effet que fait cette langue à vos oreilles n'a aucune espèce d'importance.

Vous n'êtes pas censé-e-s tout savoir sur les langues que vous ne parlez pas ! Mais soyez conscient-e-s que votre ignorance de certaines langues n'est pas aléatoire. Et que les biais qui existent ne sont pas anodins. Je suis blanc-he, quand j'entends ces réflexions sur l'arabe ça me soûle mais ça ne me blesse pas réellement. Ce que je ressens n'est pas important, mais ces réflexions sont la traduction d'une pensée qui a des conséquences réelles. Gardez à l'esprit que l'arabe est la deuxième langue la plus parlée en France ! En conclusion, je vous recommande vivement la lecture de cette tribune qui explique bien les enjeux et la situation catastrophique de l'enseignement de l'arabe en France.

14 août 2015

Phase ou identité ? La mécanique âgiste de toute oppression

 

Les dominant-e-s reprochent régulièrement aux opprimé-e-s de « se coller des étiquettes », pourtant ce sont les premiers à réclamer des identités figées, à mépriser l'instabilité. Cela se perçoit très clairement dans la mécanique de l'âgisme, en ce qu'une personne jeune, surtout adolescente, verra ses opinions méprisées car on estime qu'elles changeront forcément. Or, si une personne a deux opinions différentes, une quand elle est jeune et une quand elle est vieille, celle qu'elle a quand elle est vieille sera forcément considérée comme plus juste, et comme correspondant davantage à l'identité de cette personne. On considère qu'une personne jeune est plus susceptible de changer, donc moins crédible. Cela signifie qu'on voit les humain-e-s comme des êtres qui évoluent et changent jusqu'à un certain âge (lequel?) où ils se fixent dans leur personnalité, leur identité réelle et définitive. Cette façon de concevoir la personnalité humaine permet de dénigrer les personnes qui n'ont pas « la bonne identité » en arguant de leur âge : aux personnes trans ou non hétéros notamment on dit d'attendre, qu'elles verront plus tard, etc. Et cela permet donc aussi, quand on a un certain âge (lequel?) de se dédouaner de certaines opinions, certains comportements, avec l'excuse qu'à notre âge on ne changera plus.

En somme, pour les dominant-e-s, « il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis », mais uniquement quand les « imbéciles » en question ne sont pas nous, et qu'iels changent d'avis pour se mettre en accord avec le nôtre.

 

Je vais parler essentiellement de transidentités et d'orientations romantico-sexuelles non hétéros, mais il me semble que dans ce contexte on peut aussi parler de neuroatypie et de certains troubles mentaux. En effet, je pense que ce type de mépris se retrouve face aux identités opprimées que les dominant-e-s considèrent (plus ou moins consciemment) comme choisies : si on reprochera à une personne racisée de se définir comme racisée ou à une femme cis de se définir comme femme (« on est tous des humains blablabla »), on pourra difficilement nier que cette personne n'est pas blanche, ou pas un homme. En revanche, on entend souvent demander « mais tu as déjà essayé de ne pas être homo/trans ? », sous-entendant qu'on pourrait l'éviter si on en avait envie. De même pour la neuroatypie et les troubles mentaux, pour lesquels les personnes non concernées invoquent régulièrement la volonté : « si tu essayes/veux vraiment, tu verras qu'il n'est pas si difficile de sortir de son lit/discuter avec des gens/manger 3 repas par jour... » et l'idée de « se complaire dans son malheur/sa différence ».

La lune, encore dans une de ses phases


Le problème c'est que cette norme du définitif est tellement ancrée dans les esprits, que les personnes opprimées elles-mêmes l'ont intégrée, et l'utilisent pour justifier la réalité de leur identité : « c'est comme ça que je suis et ça ne changera pas ». C'est ainsi que les personnes bi ou pan ainsi que les personnes de genres non-binaires voient leurs identités remises en question car elles sont considérées comme trop instables, pas assez précisément définies. J'entends souvent des témoignages de personnes trans qui expliquent qu'elles ont toujours su, depuis leur plus jeune âge, qu'elles étaient trans (même si elles ne le formulaient pas forcément comme ça). Cela est effectivement très fréquent, mais dans les rares médias mainstream qui abordent le sujet des transidentités, on en oublie du coup de parler des personnes pour qui ça ne s'est pas passé comme ça. Des personnes qui ont cru à l'identité qu'on leur avait assignée pendant de longues années avant de se découvrir trans. Et même si je n'ai jamais personnellement lu de dénigrement de l'identité de ces personnes (mais peut-être que j'ai juste de la chance), le simple fait de ne pas avoir de représentation amène souvent à se nier soi-même. Il est donc difficile, pour des personnes qui s'interrogent sur leur genre à l'adolescence ou à l'âge adulte, d'accepter leur éventuelle transidentité, d'une part parce qu'elles n'ont pas de modèles, et d'autre part parce qu'elles sont imprégnées de l'idée que pour être valide, leur identité doit être figée, éternelle, donc en l'occurrence exister depuis l'enfance (et jusqu'à la mort).

La seule solution qui existe, pour une personne qui doute, est de choisir une fois pour toute son identité, de peur de la voir niée si elle s'interroge trop longtemps, ou pire si elle change d'avis. Même quand cette étape de questionnement est acceptée, on estime qu'elle peut durer un certain temps, pendant l'adolescence et le début de l'âge adulte, et qu'elle doit finir par s'arrêter pour se fixer sur quelque chose de définitif. S'interroger sur son genre et son orientation sexuelle quand on a 18 ans ok, mais quand on en a 30 ou 40 ça commence à bien faire. Car finalement, de l'avis général, à 18 ans, on est pas vraiment fini-e. Pourtant, si une personne se définit comme non-binaire à 18 ans, et comme cis à 30, pourquoi cela devrait-il invalider l'identité qu'elle avait à 18 ans ? Et idem si ce changement se passe dans le sens inverse, ou entre ses 30 et ses 50 ans. Pourquoi ne pourrait-on pas « changer d'avis » quant à notre genre ou notre orientation sexuelle ?1 Et surtout, qu'est-ce que ça peut vous faire ? Qu'est-ce que ça change pour vous, que l'on choisisse son identité, qu'on en change ? Qu'est-ce que ça peut vous faire que quelqu'un s'identifie à un genre ou une orientation sexuelle qui vous semble absurde ? Cette prétendue absurdité (que l'on attribue à un manque de maturité, se pliant encore à une logique âgiste) a-t-elle des conséquences négatives sur vous ou sur la société ?


Ainsi, les systèmes d'oppression se nourrissent de l'âgisme, qui lui-même se base sur la norme fallacieuse de la stabilité comme critère de sérieux. Le lien entre cette oppression et à peu près toutes les autres réside dans le fait que l'on considère les opprimé-e-s comme d'éternel-le-s enfants, ce qui signifie, dans un contexte âgiste, comme des irresponsables, incapables de savoir et de choisir pour elleux-mêmes ce qui est bon. C'est donc pour cela que l'on pense que les enfants (et souvent aussi les jeunes adultes), ainsi que d'autres opprimé-e-s comme par exemple les personnes trans ou non hétéros, vont forcément changer d'avis, et que cela entérinera le fait qu'iels avaient tort au départ.

Dans le cas des personnes opprimées pour lesquelles on est bien conscient qu'il n'y a pas de choix (les personnes racisées, les femmes cis, certaines personnes handicapées), ce mépris se retrouve dans l'attitude des dominant-e-s face à l'engagement politique anti-oppression. Dès que ces personnes ne sont pas à 100% cohérentes, qu'on les surprend à changer d'avis ou à s'interroger, toute la validité de leur engagement est remise en cause. De plus, dans les milieux militants, les personnes dominantes prodiguent leurs conseils de bien-militance aux brebis égarées, comme un-e adulte se permettrait de dire à un-e enfant comment penser (comprendre : ils leur soutiennent que tout ce qui compte c'est de mettre à bas le grand capital/le patriarcat/whatever). Et c'est bien sûr pire si ces personnes sont jeunes en plus de l'autre oppression qu'elles subissent : on leur explique qu'elles comprendront un jour, qu'elles seront moins radicales.

Je constate d'ailleurs que les représentations d'identités opprimées ou d'opinions politiques radicales sont essentiellement très jeunes. Cela s'explique je pense surtout par une esthétique âgiste qui nous amène à préférer les images de personnes jeunes, mais ne serait-ce pas aussi une façon de nous dire que nous ne pouvons pas exister au-delà d'un certain âge ?

 

Et d'ailleurs, quand bien même on deviendrait moins radical-e en vieillissant, est-ce que cela signifierait que l'on aurait raison de le faire ?

 

 Merci à Loupita pour sa relecture et ses conseils <3

 

1 Je mets des guillemets car on ne choisit généralement pas son identité de genre ou son orientation sexuelle. Cela dit, il me semble que l'argument du « pas le choix » est aussi questionnable que celui du « ça changera pas ». Car danslesdeux cas il s'agit finalement de se justifier quant à son identité. Et si l'on choisissait finalement ? Est-ce que cela justifierait l'oppression que l'on subit, sous prétexte qu'on « avait qu'à pas » ?

 

Une bédé en anglais qui aborde plus ou moins ce sujet (essentiellement à propos de l'identité de genre et de l'orientation sexuelle) : Robot hugs

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24 mai 2015

Les hommes cis, l'hétéropatriarcat et moi

Aujourd'hui j'ai décidé d'écrire sur un sujet assez dur et personnel. Le privé est politique, mais une de ses difficultés est que sa dimension politique est entremêlée avec beaucoup d'autres aspects, et qu'il est nécessaire de beaucoup réfléchir et décortiquer pour arriver à un début d'embryon de démêlage. Qu'est-ce qui est mon conditionnement patriarcal ? Qu'est-ce qui est un banal aspect de ma personnalité, un symptôme de mes troubles mentaux ? Mais derrière, surtout, un questionnement encore plus important : est-ce que tout ce que je suis n'est pas justement lié à ma condition d'opprimée au sein du patriarcat ? Ma personnalité de femme, mes goûts et mes répulsions, ne sont-ils pas qu'une somme d'adoptions et de rejets de tout ce que le patriarcat a voulu m'inculquer ?

 Ce dont je veux parler, c'est de mon rapport aux hommes cisgenres. Pas mon rapport politique, en tant que féministe, mais personnel. Je me rends compte, comme beaucoup d'autres oppriméEs dans cette oppression, que mon rapport aux mecs cis est extrêmement compliqué. Et déjà, il inclut un premier mélange entre patriarcat et anxiété : mon rapport aux gens est compliqué. Je ressens le besoin d'être aimée, admirée, validée par les autres. Je ne me suffis pas à moi-même. Néanmoins, je vois une distinction claire entre le type de validation que j'attends des hommes cis et celle des autres. Comme vous l'aurez certainement deviné, j'espère généralement être reconnue par mes pairs comme un être humain décent, mais cela se mêle à un besoin de séduction beaucoup plus physique et sexuelle quand il s'agit d'hommes cis. Je ne fais rien pour les séduire, parce que j'ai le privilège d'avoir reçu une éducation pro-féministe me valorisant plus en fonction de ce que je suis qu'en fonction de mon apparence, parce que j'ai réfléchi à ces rapports de séduction patriarcaux et aux normes de beauté. Mais même si je ne fais rien, le désir d'être reconnue comme belle, attirante, reste toujours là au fond de moi.

Avant que vous vous disiez que c'est normal, que les rapports de séduction ne sont pas nécessairement imbibés de sexisme intériorisé, il est important de préciser une chose, un petit détail : je ne suis pas hétérosexuelle. Alors oui je suis attirée par des hommes cis parfois, mais pas que. D'ailleurs, la découverte de mon orientation sexuelle est aussi un élément important de cette illustration. Je ne m'identifie comme bie que depuis l'âge adulte, très récemment en fait. Pendant mon enfance et mon adolescence, j'ai été attirée par des garçons, et je ne me suis jamais posé la question. C'est aussi la biphobie d'une société qui invisibilise cette orientation comme un mode d'attirance à part entière : si j'aime des garçons, je suis hétéro, pas besoin de chercher plus loin. Et si j'aime des filles, c'est que je suis lesbienne. Il n'y a pas d'autre option. Ainsi, j'ai toujours accordé plus d'importance aux rapports de séduction avec les hommes cis, là où sexisme et hétérocentrisme se rencontrent.

Hampstead Heath

 

 

Il est très difficile d'accepter cet état de fait, et très difficile de l'écrire : moi, la féministe misandre, poilue, qui ressemble à un garçon et envoie chier tous les mecs de la Terre ! En fait je ne serais qu'une nénette superficielle, attendant désespérément son prince charmant ?

La vérité c'est, je pense, que je suis loin d'être la seule. Nous sommes formatées pour ça. Mais bien sûr, ce sont des choses dont on ne parle pas devant l'ennemi, qui serait trop heureux de déformer nos propos et retourner cette faiblesse contre nous. Sauf que ce n'est pas une faiblesse de caractère : c'est un élément à part entière de l'oppression que nous subissons.

 

En même temps, je ne fréquente pas de mecs cis. Pas parce que je l'ai décidé. En partie, encore une fois, à cause de mon anxiété, qui fait que je ne fréquente pas énormément de personnes en général. Mais mes ami-e-s sont à peu près tou-te-s des amies. Alors bien sûr, il faut aussi prendre en compte mon cadre de vie : je fais des études de langue, filière essentiellement féminine, et en-dehors de ça je m'intéresse essentiellement au féminisme et aux droits des animaux. Encore des milieux de meufs. Mais est-ce un hasard si mes intérêts sont ceux-là ? Est-ce que c'est par hasard que ma sœur et moi faisons des études de lettres, alors que notre frère fait de l'informatique ? J'ai été amenée, par ce conditionnement, à fréquenter des milieux essentiellement féminins. Honnêtement je ne m'en plains pas : j'aime vraiment les lettres et les sciences sociales, et je suis plus à l'aise avec une majorité de femmes autour de moi.

Mais il doit y avoir une autre raison pour laquelle mes amies sont des femmes. Je me rends compte, en analysant les choses, que je me sens souvent mal à l'aise avec les hommes. J'ai l'impression de ne pas les comprendre, de ne pas être sur le même mode de communication qu'eux. Comme si, à force d'entendre qu'ils ne viennent pas de la même planète que moi, qu'ils ne sont pas nés dans la même fleur, j'avais complètement intégré cette idée. Les hommes cis me font peur. En partie physiquement, quand j'ai peur d'être agressée, violée, frappée. Et en partie parce que j'ai peur de leur jugement, de leur capacité à impacter ma vie simplement en me rejetant, en ne me validant pas. J'ai toujours peur qu'un homme cis soit moins indulgent avec moi que quelqu'un d'autre ne le serait, qu'il me voit uniquement par le prisme de ma baisabilité.

Peut-être que cette peur est non fondée. Peut-être qu'elle l'est à moitié, mais du coup à moitié pas. Je pense que ce qui est important ce n'est pas la réalité ou non de la menace, mais l'existence même de cette peur. Pourquoi ai-je peur ? Pourquoi d'autres oppriméEs ont peur de ce pouvoir moral qu'a sur elleux leur oppresseurE ? Oui je sais, il y a des « hommes bien » qui peuvent être lésés par ce mauvais a priori que j'ai sur eux. Mais vaut-il mieux faire peur ou avoir peur ?

 

Ma vie est marquée par ce paradoxe, ce besoin de plaire et ce manque, qui sont en même temps une peur et une haine. Mon rapport aux hommes cis ne peut pas être limité à seulement un de ces deux aspects, c'est une contradiction de plus imposée à l'opprimée que je suis : aimer l'oppresseur, l'admirer, en avoir besoin, mais en même temps le craindre. Et quand vient en plus une prise de conscience féministe : le haïr. Sans que cela suffise à me défaire des sentiments qu'il m'inspirait auparavant. Et essayer de s'en foutre, constamment, activement. Batailler pour mon indépendance.

25 septembre 2014

Le premier attentat

          Le 24 septembre 2014, Hervé Gourdel, un touriste français, a été assassiné par des fanatiques de Jund al-Khalifa qui l'avaient pris en otage. La France est en deuil. La barbarie est à nos portes. François Hollande déclare même que cet homme est mort parce qu'il était français, « représentant d'un peuple (…) qui défend la dignité humaine contre la barbarie ».

Le 24 septembre un Français est mort. Un.

Combien d'otages avant lui ? Combien de décapitations, de meurtres, de viols, commis par des fanatiques pseudo-musulmans sur des individus dont nous n'entendrons jamais parler ? Et surtout, combien de ces mêmes atrocités commises par les armées occidentales ?

 

           Le 11 septembre 2001, des avions ont été propulsés dans des tours de bureaux à New-York par des membres d'Al-Qaïda et ont tué beaucoup de personnes. Les Etats-Unis étaient en deuil. Nous aussi d'ailleurs, je me souviens, j'étais en CM1 et nous avons observé une minute de silence dans la cour de l'école. Combien de minutes pour les Afghan.ne.s et les Irakien.ne.s ? Est-ce que ces personnes méritaient qu'on les tue, qu'on détruise leurs pays et qu'on ignore leurs souffrances, simplement parce qu'elles partageaient une religion et quelques frontières avec des terroristes ? C'est une question naïve, n'est-ce pas ?

           Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet renversait le régime démocratique de Salvador Allende au Chili, avec le soutien direct des Etats-Unis, pour installer une dictature militaire qui a duré 16 ans, tué et fait disparaître des milliers de personnes, et torturé des dizaines de milliers d'autres. Mais chaque 11 septembre, depuis maintenant 13 ans, nous pleurons les Etats-Unis, victimes de la barbarie.

La seule vraie barbarie, c'est celle qui n'est pas blanche. Celle qui nous attaque. Nous occidentaux, nous blanc.he.s, nous chrétien.ne.s.

           Peu importe que nos armées bombardent des civil.e.s. Que nous mettions en place des régimes sanguinaires dans d'autres pays que les nôtres. Que nous ayons colonisé et ruiné ces pays pendant des décennies. Nous sommes simplement en charge d'une mission civilisatrice. Et s'il faut les annihiler pour les civiliser, qu'il en soit ainsi.

Décapiter quelqu'un est un acte atroce. Pas parce que ce quelqu'un est français. Mais parce que ce quelqu'un est un être sensible et conscient.

 

           La guerre ne commence pas aujourd'hui. Elle a commencé il y a bien longtemps, et nous avons la chance d'être à l'abri. Hervé Gourdel n'est pas mort parce qu'il représente une nation qui combat la barbarie blabla. Il est mort parce qu'il est tombé aux mains de fanatiques qui se croient investis d'une mission divine. Une secte quoi. Bien sûr, ce ne sont pas les Raéliens ou les Témoins de Jéhovah. C'est une secte violente, armée, financée, qui a des prétentions politiques. Mais au niveau force de frappe, ça n'a rien de comparable à une armée comme celle des Etats-Unis ou de la France.

On entend beaucoup dire que le terrorisme islamiste menace l'Occident. Peut-être que c'est vrai, mais nous avons alors la chance d'être seulement menacé.e.s.

Les pays non occidentaux, eux, sont déjà victimes à la fois de ce terrorisme et du nôtre.

 

Il est temps de prendre conscience de qui domine.

7 octobre 2013

L'oppression invisible

Soudaine réalisation que des personnes me détestent, veulent me tuer juste parce que je ne leur ressemble pas. Découverte de l'affaire Lépine. Une tous les deux jours.

On m'explique que le féminisme est un truc de bourgeoise qui n'a rien d'autre à faire. Et au fond, je le pense aussi. Jusqu'au jour où.

La vérité c'est que des hommes pensent que je sors de leur côte. Que je suis une mère pour porter leurs enfants. Les enfants des hommes, qui sont les seuls véritables êtres humains. Ils pensent m'aimer simplement parce que j'ai une utilité pour eux. J'aime des gens qui me sont inutiles, pas vous ?

La vérité c'est que pour eux je suis un meuble, un objet. Je sers à procréer. A se vider. A se défouler à moindre frais. A faire tout ce qui n'est pas noble. Je suis un être mignon qui ne ressent pas les choses comme eux, peut-être même qui ne les ressent pas du tout.

La vérité c'est que je ne suis pas mignonne, parce que je refuse d'être ce meuble. Je suis détestable, je mérite qu'on me viole, qu'on me frappe, qu'on me tue.

Ne pas y penser est un réflexe de survie. Quand on y pense, on est obligée de refuser d'être utile. Et quand on n'est plus utile...

Le patriarcat nous a convaincu que nous étions le deuxième sexe. Que tout ça était naturel. Et quand certaines ont dit que nous n'étions pas que la compagne de l'homme, il a répondu qu'en vérité nous avions le pouvoir. Mais qui a défini ce qu'est le pouvoir ?

 

Chaque jour je vois la violence qui existe envers moi simplement parce que j'exprime des idées féministes. En réalité cette violence existe potentiellement pour chaque femme. Pas besoin d'être féministe pour être victime de viol ou de violence conjugale. Mais si on frappait toujours les femmes qui se comportent comme il faut, il n'y aurait plus aucun intérêt pour nous à être soumises. Moi, on m'explique que si je veux être libre, je renonce à ma sécurité. A la protection de l'Homme, qui tel Dieu puissant et miséricordieux, rétribue celles qui lui sont fidèles et punit celles qui s'égarent de son chemin.

 

C'est ça la réalité. Pas juste que je gagne moins d'argent, ou que je passe plus de temps à faire le ménage. Ca ce sont les problèmes qu'on met en lumière pour ne pas parler du reste. La réalité c'est qu'un homme qui se croit féministe me laisse débarrasser la table et considère sa parole comme meilleure que la mienne. Alors imaginez les autres.

Vous, hommes, dans votre bulle de confort, n'imaginez même pas ce que nous devons endurer en tant que femmes. Vous pensez pouvoir dire ce qui est sexiste et ce qui ne l'est pas.

 

Désolée si je fais des généralités. Si vous vous sentez heurtés, parce que vous croyiez avoir compris. Mais quelle prétention ! Est-ce que je pourrais dire que j'ai compris ce que vivent les personnes racisées ? Vraiment, j'espère ne jamais le comprendre. Etre blanche, j'ai au moins ce confort-là.

Je ne hais pas les hommes vous savez, il y a beaucoup d'hommes que j'aime. Il y a beaucoup d'hommes qui sont énormément moins sexistes que la moyenne. Mais sachez, chers hommes que j'aime, que je ne vous considérerai jamais comme mes sauveurs. Sachez que je ne vous suis pas reconnaissante d'être pro-féministes, parce que c'est juste la base.

La haine que je nourris, c'est envers ce système qui nous corrompt, qui nous essentialise alors que nous sommes si complexes et uniques. Je ne sais pas plus que vous comment nous en sommes arrivées là, mais quel que soit le processus je sais qu'il ne justifie rien.

 

Une dernière chose que je tiens à dire, c'est que je considère toutes les femmes comme mes sœurs. Cela me paraissait ridicule d'entendre des membres d'une même communauté oppressée s'appeler « mon frère » ou « ma sœur » mais je le comprends maintenant tout à fait. Non je ne vous aime pas comme ma sœur qui est la meilleure du monde, mais je refuse d'être en rivalité avec vous, je refuse de dire que vous êtes mal sapées, ou trop grosses, ou trop maquillées, de dire que vous êtes responsables de votre oppression. Si je vous trouve très connes je ne serai pas amie avec vous, mais je ne me servirai jamais des outils du patriarcat pour vous nuire.

9 septembre 2013

Pourquoi il faut combattre l'islamophobie

Note : j'ai écrit et publié cet article en septembre 2013. Je l'ai révisé notamment pour gommer des propos qui me semblaient problématiques avec le recul. Cependant, cela reste un article de septembre 2013, et je n'écrirais sûrement pas le même aujourd'hui.

 

 

          Je suis athée et, comme beaucoup d'athées, j'ai tendance à avoir des a prioris contre la religion en général. Mais le truc, c'est que j'aime bien les gens. Et la religion, de fait, c'est avant tout des gens. Finalement je m'en tape que tel ou telle croit en Dieu ou soit adepte de telle religion, on évite de trop en parler et tout peut très bien se passer entre nous.

Si je commence ainsi un article sur l'islamophobie, c'est parce qu'il y a beaucoup trop de gens qui se réfugient derrière leur anti-religionisme pour pouvoir critiquer les musulman-e-s en toute bonne conscience.

 

Pourquoi parlé-je ici de l'islam et non des autres religions ?

          D'abord parce que le catholicisme est en France très intimement associé au pouvoir. Il a longtemps été religion d'Etat, et les institutions catholiques ont encore aujourd'hui une influence non négligeable sur la politique et la société : il suffit de voir l'importance du mouvement contre le mariage pour tou-te-s, le Vatican qui se permet de donner son avis sur tout et n'importe quoi, la difficulté que rencontrent beaucoup de femmes à obtenir une IVG ou à se faire stériliser, le nombre de personnes qui font baptiser leurs enfants, qui se marient à l'église... Enfin le dogme catholique est plus ou moins ancré dans les mentalités et concrètement, les gens qui se revendiquent catholiques ne risquent pas grand chose.

Ensuite, si je ne parle pas ici de l'antisémitisme, je voudrais qu'il soit bien clair que ma volonté n'est absolument pas de minimiser la réalité et l'actualité de ce racisme. Mais il serait impossible d'aborder islamophobie et antisémitisme dans un même article, car ce sont des racismes qui répondent à des mécaniques différentes. J'ai fait le choix en septembre 2013, quand j'ai écrit la première version de cet article, de parler d'islamophobie. Parce que c'est un sujet qui me touche de par mon parcours personnel. Parce que les musulman-e-s sont la cible privilégiée des médias de masse, associé-e-s au terrorisme et à l'obscurantisme, et que ce sont ces problématiques que je souhaitais aborder ici.



Qu'est-ce que l'islamophobie ?

          S'il est formé sur la racine grecque « phobos » qui signifie peur, le mot islamophobie ne signifie pas « peur de l'islam ». Sur le Wiktionnaire, il est écrit que le suffixe -phobie peut servir pour « former un nom correspondant à une notion de mépris, d’aversion, de haine, de rejet voire de discrimination envers quelque chose ou quelqu’un». Le dictionnaire Larousse définit l'islamophobie comme l' « hostilité envers l'islam, les musulmans ». Cette hostilité est due et/ou traduite par une accumulation de clichés négatifs sur ce que serait la pratique de l'islam.

          J'ai décidé d'écrire ce billet suite à la lecture d'un article qui participe pleinement à cette culture de l'islamophobie, publié sur le site du journal Libération. Décortiquons-le un peu. Le titre d'abord : L'islam, religion comme les autres ? Très important car l'auteur ne parle par la suite que de l'islam, on se demande bien comment il pourrait alors comparer cette religion aux autres. Dans le corps de l'article, on trouve un certain nombre d'affirmations péremptoires du type «  on le voit bien dans la manière dont sont traités, dans les pays où l’islam domine, ceux qui échappent au ramadan». Rien pour étayer cette phrase, puisque voyons ma p'tite dame « on le voit bien ». Vous ne le voyez pas vous ? Et puis « les pays où l'islam domine », tout le monde est censé savoir desquels il s'agit. Pareil pour « la manière dont son traités » : quelle manière ? On leur fait quoi exactement à ces gens ? Il semblerait que je vais lancer un scoop, mais j'ai vécu dans un « pays où l'islam domine », j'ai bouffé pendant Ramadan et la foudre ne s'est pas abattue sur moi. Pire : j'ai même côtoyé des musulman-e-s qui faisaient pareil ! Mais continuons si vous le voulez bien, il y a pire.

          Et le pire, c'est sans conteste cette conviction à peine cachée que les musulman-e-s ne peuvent pas être français. L'auteur nous bassine avec ce que les Français-e-s sont censé-e-s penser de l'islam, en ne mentionnant même pas qu'un nombre non négligeable d'entre elleux pratique cette religion : « l’impression que peuvent avoir les Français de contradictions mal assumées, voire d’une sorte de double jeu, du côté des musulmans ». L'expression « les musulmans vivant en Occident » répond exactement à la même rhétorique : les musulmans ne sont pas « occidentaux » ou « d'Occident », ils se contentent de vivre en Occident, en éternels immigrés. Pour finir, l'auteur de l'article entame tout un laïus sur l'existence de l'islamisme qui serait une preuve en soi que l'islam n'est pas « comme les autres », en omettant tous les régimes chrétiens qui encore aujourd'hui interdisent l'avortement, blâment les victimes de viol et d'adultère, enfin font tous ces méchants trucs sexistes que seuls les barbares de la péninsule arabique sont censés pratiquer. Je ne résiste pas à la tentation de vous donner une dernière citation : « Par ailleurs, l’islam s’est montré, dès le temps du Prophète, à la fois une religion ardente à convertir les cœurs et un appareil de domination politique voué à contraindre les corps » à laquelle je ferai un seul commentaire : comme si c'était pas le cas d'autres religions.

          Ce n'est pas un article écrit par un nullos isolé : il est publié par un journal à fort tirage, notoirement de gauche, et on peut entendre ce type de propos à de nombreuses occasions. J'ai d'ailleurs récemment eu une discussion avec une personne qui m'a affirmé ceci : « quand je vais en vacances quelque part je respecte les coutumes, je ne suis pas chez moi donc je respecte ». Le truc, c'est que les musulman-e-s français-e-s ne sont pas en vacances ici, iels sont chez eux. Il est normal qu'iels puissent se vêtir comme iels veulent et assumer leurs croyances.

          Un autre problème, c'est que les médias et les gens en général ont tendance à parler indifféremment des musulman-e-s français-e-s et de celleux des pays majoritairement musulmans. Pourtant comme je l'ai dit au début de cet article en évoquant le catholicisme en France, critiquer une religion ne peut se faire sans tenir compte du contexte social, il ne revient tout simplement pas au même de taper sur la majorité ou sur une minorité. Posé comme ça ça peut paraître évident, pourtant les musulman-e-s français-e-s sont quasi systématiquement mis-e-s en parallèle avec celleux des autres pays : dans un article ou un discours sur elleux, on parle de « chez eux », de « terre d'islam », avec notamment un argument magnifique, « chez eux les chrétiens/athées s'en prennent plein la tronche alors bon », qui non seulement n'est pas nécessairement vrai, mais en plus implique que si les autres pratiquent toutes les horreurs du monde, on peut bien faire pareil. On dit qu'en Arabie Saoudite/Iran/... les droits humains ne sont pas respectés pour justifier qu'on critique les musulman-e-s, comme si celleux-ci étaient tou-te-s forcément des soutiens inconditionnels de ces régimes.

          Pour résumer, donc, les islamophobes voient les musulman-e-s comme un groupe homogène, dont les membres auraient tous les mêmes pratiques, les mêmes principes, les mêmes modes de vie. Iels assimilent ces membres à ce qu'iels connaissent ou croient connaître de plus extrême et négatif dans cette religion, déduisant ainsi que l'islam est foncièrement mauvais, et que ses adeptes le sont donc forcément aussi. Une autre tendance consiste à faire une différence entre « bons » et « mauvais » musulmans, les bons étant en gros celleux qui mangent du porc, boivent de l'alcool, ne se voilent pas et ne vont pas trop souvent à la mosquée. Celleux-là peuvent être considéré-e-s comme « intégré-e-s », alors que les autres sont de toute évidence réfractaires à « la culture française ».

 

Pourquoi l'islamophobie est-elle dangereuse ?

          Comme je l'ai écrit plus haut, les islamophobes font généralement l'amalgame entre confession et origine ethnique/géographique, entretenant l'idée que les musulman-e-s sont tou-te-s des étranger-e-s, et que les étranger-e-s sont tou-te-s des musulman-e-s (pas tous les étrangers à proprement parler, je parle plutôt de l'idée que musulman = arabe, arabe = musulman, et arabe = turc = persan = berbère = kurde etc, avec en prime une invisibilisation des musulman-e-s sud-asiatiques). Cette idée est dangereuse, car si l'on considère que l'islam c'est le mal et que l'islam c'est les étrangers, on a tôt fait de conclure que les étrangers sont le mal. On aboutit donc à la stigmatisation d'un groupe d'individus non plus en raison de leurs choix personnels, mais pour ce qu'ils sont. Ainsi, l'islamophobie s'apparente moins à une idéologie antireligion qu'à un racisme à part entière.

          De plus, cette haine de l'islam réunit au-delà de tous clivages politiques, et parvient même à être institutionnalisée : l'UMP a interdit le port de la burqa, le PS parle aujourd'hui d'interdire le voile dans les universités. Et bien sûr, ces mesures touchent uniquement les femmes que l'on prétend vouloir libérer, les exposant ainsi à l'intersectionnalité : si tu es une femme tu en prends plein la gueule, si tu es musulman tu en prends plein la gueule, donc si tu es une musulmane tu en prends doublement plein la gueule. Donc en plus, l'islamophobie est sexiste (youpi!) : on considère que ces pauvres femmes ont besoin que l'homme blanc civilisé vienne les libérer, si elles sont voilées c'est forcément que leur père/frère/mari les force, car une femme qui a réellement le choix choisira toujours d'exposer son corps et son minois pour le plaisir de ces-messieurs. En 2010, la candidature d'Ilham Moussaïd aux régionales pour le NPA a fait polémique parce qu'elle était voilée ; pour le coup, la critique est venue de partout, y compris de son propre parti qu'elle a d'ailleurs quitté quelques mois plus tard. En somme, n'importe qui peut être islamophobe, c'est très décomplexant car un-e militant-e de gauche ne va plus ressentir le besoin de s'autocensurer sous prétexte que l'islamophobie serait un truc de droite, de facho. Bien sûr les justifications invoquées peuvent être différentes, mais le résultat est le même : une stigmatisation généralisée et largement acceptée des musulman-e-s.

          Les musulman-e-s sont aussi accusé-e-s de tous les maux de la société. Le musulman est « l'étranger » qui fait peur, qui vient piquer ton boulot, brûler ta voiture et imposer la charia. Ce dernier point est important, vu la fréquence à laquelle on nous ressort les délires de quelques illuminé-e-s pour justifier la croyance que les musulman-e-s tou-te-s autant qu'iels sont ont pour aspiration ultime de convertir tout le monde et de détruire la civilisation occidentale (rien que ça). Pire, les musulman-e-s sont responsables de leur propre oppression : « ils l'ont bien cherché » après tout, à tuer des policiers et dealer de la drogue. Ou à vouloir imposer leur religion. Aucune importance si ces deux images stéréotypées sont parfaitement contradictoires, en fait ça montrerait même que ces gens ne sont que des fourbes et même pas honnêtes avec leur propre foi.

          Je me suis sentie très mal à l'aise en lisant les commentaires de cet article qui rapporte qu'une adolescente voilée victime d'une agression avait depuis fait une tentative de suicide : certains se demandent si l'info est vraie, si la TS a un lien avec l'agression, et au pire suggèrent que si cette jeune femme se sent si mal en pays catholique elle n'a qu'à aller se faire séquestrer chez les barbares, ou qu'elle a fait une TS parce qu'on la forçait à porter le voile, ou encore disent qu'elle n'est pas à plaindre et qu'on ferait mieux de parler des vrais Français qui se suicident. A noter que les médias n'ont eu de cesse de rapporter cette agression au conditionnel, de mettre en doute les accusations de la victime. Je cite un commentaire qui se veut apparemment tout à fait empathique : « Si cette jeune fille se sent mal en pays catholique et quelle trouve pas sa place, sa famille aurait dû la ramener vers les siens dans un pays qui accepte le voile intégral. C est bien triste cette affaire, j espère quelle va s en sortir. » Cette commentatrice lui veut vraiment du bien, elle oublie simplement que 1/ personne n'a parlé de voile intégral, 2/ « les siens » sont peut-être ici en France, et 3/ la France est un pays laïque, pas catholique, et que quand un athée tente de se suicider personne ne lui suggère d'aller chercher son bonheur à Cuba ou dans un autre pays officiellement athée.

          Pour résumer, l'islamophobie est dangereuse car elle amène à s'attaquer aux individus composant un groupe en tant qu'individus, et non plus au groupe lui-même en tant qu'idéologie. On plaque les caractéristiques réelles ou supposées de cette idéologie sur tous ses adeptes, oubliant que chaque humain est unique et réfléchit et fait des choix, qu'il n'est pas l'idéologie qu'il suit. De plus, on finit par créer une culture de l'islamophobie, qui amène les gens à utiliser des poncifs islamophobes parfois sans même s'en rendre compte.

 

Peut-on critiquer la religion sans être islamophobe ?

          Au vu de ce que j'ai écrit plus haut, la réponse à cette question me semble assez simple. L'islamophobie consiste à critiquer ou insulter non pas une religion mais ses adeptes. C'est peut-être uniquement mon point de vue personnel, mais il me semble déjà étrange de critiquer une religion, un monothéisme du moins, et pas une autre. Elles ont toutes les mêmes principes, plus ou moins les mêmes dogmes, donc pourquoi l'islam serait-il plus mauvais que le christianisme ou le judaïsme ? Ceux qui mettent en avant les droits des femmes ont évidemment des œillères quant à leurs propres religions ou cultures, qui ne sont pas moins empreintes de misogynie. Le mot culture est important, car c'est bien la question : la religion est un produit de la culture, et non l'inverse. C'est donc parce qu'elle est créée dans une société patriarcale qu'une religion reproduit la logique patriarcale et la domination masculine. On peut donc critiquer une religion pour ce qu'elle est : un ensemble de croyances et de dogmes, et cela ne devrait conduire en aucun cas à insulter, déconsidérer ou stigmatiser les adeptes de cette religion. On peut être quasiment certain-e qu'une phrase qui commence par « les musulman-e-s... » sera islamophobe, car à part « les musulman-e-s croient en Dieu » ou « les musulman-e-s sont des humains », il y a peu de points communs que l'on puisse trouver à l'ensemble des individus de cette communauté.

 

L'excuse de la laïcité

          Une raison régulièrement avancée, notamment pour justifier les lois contre le voile, est celle de la laïcité. En fait, les musulman-e-s respecteraient moins, de par la nature de leur religion, la laïcité. Les minarets, l'adhan, les prières de rue, mais surtout le voile en seraient la preuve. Quid des églises, de leurs cloches, des prières de rue, des voiles de religieuses et bures de moines, des nombreuses fêtes chrétiennes chômées ? « C'est notre culture ».

          En fait, l'utilisation de cet argument repose sur une mauvaise compréhension du principe de laïcité. Ici la définition du dictionnaire de l'Académie Française : « Caractère de neutralité religieuse, d'indépendance à l'égard de toutes Églises et confessions. » Donc dire que nous vivons dans un Etat laïque, cela signifie simplement que l'Etat est neutre et indépendant. Cela est censé permettre à chacun et chacune de pratiquer sa religion en toute liberté, c'est tout le contraire d'interdire la manifestation de signes religieux, car alors l'Etat serait athée et non laïque. Les fonctionnaires ne portent pas de signes religieux car iels sont employé-e-s par l'Etat, et c'est l'Etat qui est laïque.

De plus, le principe même de la laïcité « à la française » peut être questionné, car il semble qu'il participe de fait à cette interprétation qui va à l'encontre de la liberté de croyance. Protéger les citoyen-ne-s de l'influence des Eglises, why not, mais en interdisant des signes de foi individuels est-ce qu'on en arrive pas à vouloir protéger les citoyen-ne-s d'elleux-mêmes ? C'est problématique dans tous les cas, ça l'est encore plus quand ces interdictions touchent particulièrement des personnes perçues comme étrangères et surtout des femmes : on voit encore le paternalisme patriarcal (néo-)colonial, le même qui utilisait les cérémonies de dévoilement en Algérie colonisée pour à la fois affirmer sa puissance, humilier le peuple dominé, et se poser en héros civilisateur.

11 août 2013

Histoire personnelle de la contraception

Un des arguments les plus fréquents des détracteurs du féminisme est de dire qu'on n'a plus besoin du féminisme, ou qu'on en n'a pas besoin ici. Il s'agit en fait de minimiser l'ampleur de la discrimination que subissent les femmes dans l'espace-temps qui nous concerne directement et sur lequel nous avons une portée quelconque : « ok les pubs pour Swiffer ne montrent que des nanas et vous vous faites siffler dans la rue, mais dans les textes nous sommes tous égaux et c'est ça l'essentiel ». La suite logique de cette phrase étant une réflexion sur les femmes afghanes qui ont quand même vachement plus besoin du féminisme -comme si « le féminisme » était un genre d'ONG qui n'investissait pas son argent où il fallait. Et, bien que l'individu X qui nous tient ce discours s'accorde à parler de pub Swiffer et de harcèlement (pardon, de drague) de rue, il lui arrive de poser cette question censée réduire tout notre argumentaire à néant : « mais toi, concrètement, t'as l'impression d'être victime du sexisme ? » Alors ça c'est envoyé ! Et attention, quand on parle de concret ça doit être dur comme du béton, parce que moi aussi ça m'est arrivé qu'une fille me demande mon numéro dans la rue ! C'est bien beau tes statistiques sur le viol mais bien sûr c'est toujours les autres !

Alors entre nous, on est accord que les statistiques sur le viol et les chevaliers qui se transforment en princesse dès qu'ils ont un balai à chiotte entre les mains sont des éléments plutôt concrets de la domination masculine, mais il faut bien dire que cette question revient assez régulièrement pour qu'on finisse par se donner la peine d'y répondre. Je pense que chaque femme, si elle y réfléchit un tant soit peu, est capable de sortir au moins une preuve qu'elle en a chié à un moment de sa vie uniquement parce qu'elle est une femme. Pas parce que ça fait mal d'avoir ses règles ou de courir sans soutien-gorge, mais bien parce que la société a décidé de lui rappeler que ses problèmes étaient moins importants que d'autres, et de ne pas lui faciliter les choses.

Pour ma part, j'ai pris conscience récemment que j'en avais chié pendant des années en matière de contraception et de suivi gynécologique. Je suis blanche, hétérosexuelle, cisgenre, je viens d'un milieu éduqué et plutôt aisé et même, ma mère est féministe. Autant dire que j'ai toutes les chances de mon côté. On m'a informé suffisamment tôt des risques liés à la sexualité, de l'existence du planning familial... Et c'est là que je me suis rendue spontanément quand j'ai commencé à avoir des relations sexuelles. Déjà, je savais qu'on pouvait s'y procurer des préservatifs gratuitement, mais malheur : il semblerait que les allergiques au latex ne connaissent pas la pauvreté, et on s'est d'ailleurs bien gardé de me proposer des préservatifs féminins qui n'en contiennent jamais. Donc redirigée vers la pharmacie où je découvre que ces saloperies coûtent un bras de plus que leurs congénères allergènes (en gros 10€ pour un paquet de 10). Dans de telles conditions, et aussi parce qu'on m'a expliqué entre-temps que de toute façon je suis pareillement allergique aux capotes sans latex, il me semble naturel de me tourner au plus vite vers un autre mode de contraception. Je retourne donc au planning familial, où une infirmière/médecin/sage-femme (???) m'agite sous le nez son trousseau de démonstration qu'on dirait des échantillons de lino, et me demande ce que je veux. Même le dealer du coin de la rue serait plus explicite sur la qualité de ses produits, la personne en face de moi se contente de me demander si je veux « y penser tous les jours, tous les mois... ? » Ben, euh, jamais, nan ? (Ah ben dans ce cas on vous ligature les trompes et c'est plié ! Haha.) Donc, je suis une jeune fille de 16-17 ans, et je sais que ma mère et ma sœur prennent la pilule alors, logique, je dis la pilule. J'arrive quand même à faire le choix entre 21 et 28 jours parce que j'ai peur de me louper si je fais la semaine d'arrêt. Et voilà : on me met une boîte de Varnoline continu dans les mains, même pas besoin de passer à la pharmacie, revenez dans x mois pour une prise de sang. Je passe rapidement sur la prise de sang effectuée par une incompétente qui me charcute le bras pendant dix minutes avant de trouver une veine, au point où on en est c'est anecdotique. Je prends cette pilule pendant un an sans complications, puis vient le moment où je vais partir à l'étranger et ne pas voir mon chéri pendant 10 mois. Je vais au planning pour un examen de routine, je dis que je ne vais pas avoir besoin de pilule mais la toubib tient à m'en refiler trois boîtes parce que « on sait jamais hinhin » (et là elle doit se faire une réflexion passionnante sur l'inconséquence de la jeunesse, qui est apparemment trop débile pour réaliser qu'on peut se prendre une giclée de sperme sans s'en rendre compte). Donc je me gave d'hormones pendant un an à toutes fins utiles, c'est-à-dire aucune (je lui avais dit en même temps), et PILE quand je reviens ma mère m'envoie un article soigneusement découpé dans Le Monde sur les méfaits des pilules de 3ème génération. Alors ni une ni deux, en hypocondriaque qui se respecte, je demande à Google, qui me confirme que Varnoline continu est une pilule de 3ème génération. Horreur, malheur.

J'arrive à Paris, je change de centre de planification, et dès mon premier rendez-vous pour renouvellement de pilule je pose la question fatidique à une toubib qui se veut certainement rassurante en me disant que, si j'avais dû mourir, ça se serait fait dans les premiers mois de la prise du médicament, donc tout va bien. Heureusement, j'ai des règles douloureuses (sic), et cela me permet de me faire prescrire une 2ème génération. C'est la pilule Adépal, que je prendrai pendant plus d'un an en psychotant régulièrement sur l'état de mon utérus (deux ou trois tests de grossesse, une pilule du lendemain, quelques boîtes de préservatifs) parce que ouhla quelques heures de retard ou une petite gastro. En même temps, les intervenants qui animent les séances au planning aiment bien nous répéter ce mantra : « il faut garder à l'esprit qu'aucun moyen de contraception n'est efficace à 100% ». Pas juste le savoir vous voyez, le garder à l'esprit, que malgré la révolution contraception-ivg on n'est toujours que des utérus sur pattes. Pas de souci de ce côté en tout cas, compte pas sur moi pour l'oublier ! Et aussi pour ne pas oublier que quand on prend la pilule les règles ne veulent rien dire, et que du coup si ça se trouve je suis enceinte depuis 3 mois et c'est trop tard pour me faire avorter mais t'avais qu'à faire gaffe en même temps combien de fois on te l'a répété que c'est pas 100% efficace.

Et un jour, il se passe un truc magique : on parle des règles. Mais les règles putain, ça fait mal, ça crève, ça détruit le moral et le vagin pour les deux semaines qui suivent. Et enfin quelqu'un d'autre que moi semble penser que ces bouts de matrice ne sont pas la panacée de la féminité mais juste un truc relou. Et surtout, merci Martin Winckler, on m'apprend que je ne suis pas obligée d'avoir mes règles. Et c'est maintenant que vous me le dites ?! J'avais déjà enchaîné deux plaquettes de pilules pour des occasions exceptionnelles comme le bac de sport, mais il semblerait que je puisse faire ça en permanence. Je demande confirmation à mon médecin qui a plutôt l'air de s'en foutre et me dit texto que c'est « ni bon ni mauvais ». Je (re)découvre pendant quelques mois le bonheur de ne pas avoir ses règles mais assez vite je commence à ressentir des douleurs dans l'utérus et à perdre un peu de sang. Retour chez le médecin, sauf que là c'est la remplaçante (juste pour préciser qu'on a affaire à deux individus différents), et elle me dit que en fait, la pilule que je prends, elle est pas faite pour ça. Vous m'en direz tant. Et pour la première fois de ma vie j'ose poser la question comme elle se pose réellement : « et alors je dois faire quoi là ? » Elle me répond que pour ne pas avoir de saignements il y a soit la pilule Cérazette soit l'implant, mais que l'implant a plus de chances de faire ça correctement et qu'en plus c'est remboursé par la sécu. Notez : ça fait au moins cinq ans que j'entends tout le monde dire que l'implant c'est l'horreur parce que tu saignes en permanence, et pour la première fois on m'affirme le contraire. C'est pas la connasse du planning familial qui m'aurait dit ça trois ans plus tôt (ouais parce que qui ça intéresse de pas avoir ses règles après tout ?) Heureusement encore que quelqu'un (certainement pas un personnel médical) m'avait révélé entre-temps l'existence de la coupe menstruelle.

Voilà donc où j'en suis aujourd'hui : implant dans le bras depuis deux mois, pas de saignements depuis deux mois, donc pour l'instant il semblerait que je m'en tire bien. Et je n'ai pas à flipper quotidiennement sur un éventuel oubli. Pourtant, je suis loin d'être satisfaite, parce que je me dis que je risque toujours un accident cardio-vasculaire, une perte de la libido, une dépression, une pilosité accrue, une poussée d'acné, une poussée de lait (ça c'est du vécu), alors que les antibiotiques que je prends contre mon eczéma, et que des hommes sont également amenés à prendre, se contentent de me laisser un goût un peu dégueu dans la bouche. Certains disent que tous les médicaments ont leurs effets secondaires, et qu'on ne peut pas faire autrement, mais ceux-là, aux moins guérissent de quelque chose. La contraception, elle, ne fait que préserver le statu quo. On prend un médicament à vie, comme si on était séropositif, diabétique ou qu'on s'était fait enlever la thyroïde, sauf qu'on n'est pas malade. Et en plus, on devrait être reconnaissante pour cette chance qui nous est offerte. Mais est-ce qu'on entend les masses s'extasier de ce que les progrès de l'hygiène ont éradiqué la peste et le choléra ? Non, c'est juste normal, et à moins d'avoir soi-même un jour la peste ou le choléra, on n'y pense même pas. Vous me direz, tomber enceinte n'est pas non plus une maladie, mais c'est bien un médicament que l'on prend pour l'éviter, alors je compare ce qui est comparable. La réalité étant que ce n'est pas vraiment comparable à quoi que ce soit, et c'est bien ça le problème : si les hommes, qui font de la recherche, du lobbying et de la mise sur le marché ne peuvent pas se reporter à leur expérience personnelle, ils ne se rendent tout simplement pas compte à quel point c'est important. Des histoires de gonzesses. Et le contrôle des naissances tel qu'il existe aujourd'hui suffit à éviter aux hommes le seul problème qui les concerne réellement, à savoir une paternité non voulue. Alors pourquoi chercher plus loin ? Il aura fallu attendre que le père d'une femme morte à cause de la pilule ouvre sa gueule pour que le scandale éclate. Qu'un homme ouvre sa gueule. Pourquoi doit-on risquer autant juste pour ne pas tomber enceinte ? On ne pourrait pas, je sais pas, par exemple mettre des bouchons temporaires dans les trompes qu'on enlève juste si on veut procréer ? Non seulement la recherche s'en fout de trouver un mode de contraception qui convienne réellement aux personnes concernées, mais en plus les médecins et même ceux censément féministes du planning familial sont tellement rongés par le lobby de la pilule et du natalisme (« si on vous stérilise vous risquez de le regretter ») qu'ils en omettent d'informer correctement leurs patientes.

Je suis loin d'être satisfaite aussi parce que j'ai eu d'autres mésaventures avec des gynécologues que je tairai ici mais qui mériteraient bien d'être contées sous le sceau de l'anonymat.

Alors, tu la vois, maintenant, la domination masculine ? Celle qui fait qu'on angoisse, qu'on risque sa vie pour pouvoir baiser ? Celle qui nous rappelle qu'on est avant tout des génitrices ? Celle qui responsabilise uniquement les femmes quand il est question de procréation et de grossesse ? Celle qui nous fait passer tellement de temps à lire les notices et à éplucher les forums médicaux qu'on en n'a plus pour se préoccuper de nos droits ? Celle qui nous dit que, comme l'antimilitarisme et l'écologie sont plus importants que le féminisme, la recherche sur le cancer et sur les allergies l'est plus que celle sur la contraception ? La société patriarcale nous rappelle, en toute occasion possible, que nous sommes avant tout et surtout des femmes, quand nous voudrions simplement être des gens.

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